Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

Nature

Le timide effort des multinationales pour préserver le vivant

Les multinationales développent des outils de suivi de la biodiversité, financent l’agriculture bio ou investissent des sommets sur le vivant... Mais il s’agit plus d’autorégulation molle que de véritable bifurcation écologique.

« Le monde a besoin d’un accord capable d’inverser la perte de biodiversité d’ici 2030. » La déclaration n’émane pas d’une association écologiste radicale mais de la très libérale coalition Business for Nature, qui réunit des dizaines de multinationales décrétées « avant-gardistes ». Danone, Unilever, H&M : auraient-elles (enfin) réalisé leur mue verte ?

À Montréal (Canada), où se tient le sommet mondial pour le vivant, on y croit : « Aujourd’hui, les entreprises font plus bouger les choses que les gouvernements », nous assure un fin connaisseur des négociations internationales. Pendant longtemps, les compagnies – qu’elles soient minières, agroalimentaires ou textiles – se moquaient de la nature comme de colin-tampon. Mais « il y a une prise de conscience », constate Sylvie Gillet, membre du réseau Orée, qui regroupe entreprises, collectivités, associations et experts autour de la biodiversité. « Que du greenwashing », rétorque Nele Marien, membre des Amis de la Terre international, qui vient de sortir un rapport à ce sujet. Reporterre fait le point sur ces entreprises qui veulent sauver la planète.

Un accord mondial sur le vivant... qui ne restreint pas les entreprises

Alertes scientifiques sur l’effondrement du vivant, pandémie de Covid-19, montée de la « consommation responsable »« Tout nous pousse à repenser nos liens avec le vivant, et tout le monde l’a compris, y compris dans les entreprises », soutient Mme Gillet, qui croit au fait de « changer le système depuis l’intérieur ». « On est au début d’un basculement, abonde Sylvain Boucherand, du cabinet de conseil BL Évolution. Les entreprises – et leurs dirigeants – commencent tout juste à s’intéresser au problème. » Mieux vaut tard que jamais, comme dit l’adage.

Prise de conscience, certes, mais surtout intérêt bien compris, nuance le rapport des Amis de la Terre : « S’attaquer aux véritables moteurs [du déclin du vivant] affecterait les intérêts économiques de la plupart des entreprises, rappelle-t-il. C’est pourquoi elles s’assurent de démontrer leur envie de coopérer — mais à leurs propres conditions. De cette manière, elles évitent d’imposer des mesures qui les dérangent ou qui affecteraient leurs intérêts économiques. »

Les multinationales ont ainsi investi les instances internationales en charge du vivant. « Elles exercent leur influence de manière discrète, observe Nele Marien. Elles se réunissent dans des coalitions aux jolis noms écolos – Business for nature, Finance for biodiversity, Nature positive – et poussent leur position dans des petits comités plutôt que lors de grandes assemblées. » À la COP15, les entreprises – et leurs dollars – ont d’ailleurs été accueillies à bras ouvert par les autorités, dans l’espoir de renflouer les caisses exsangues des fonds onusiens pour la planète. Une présence feutrée donc, mais décisive : « Il n’y a rien, dans le futur accord mondial sur le vivant, qui aille dans le sens d’une forte restriction des activités des entreprises », regrette la militante écologiste.

Business for nature demande des obligations « pour toutes les grandes entreprises et institutions financières d’évaluer et de divulguer leurs impacts et dépendances sur la biodiversité d’ici 2030 ». Business for nature

Pas d’interdiction ni même de limitation : l’heure est à « l’autorégulation ». La mesure phare, portée par la coalition Business for nature, obligerait les sociétés à « évaluer et communiquer leurs impacts et leur degré de dépendance vis-à-vis de la nature ». En clair, chaque entreprise devrait publier un rapport détaillant les conséquences sur l’environnement de ses activités – déforestation, destruction d’espèces, artificialisation de terres. « Ce n’est pas une mauvaise idée, mais si personne ne vérifie les données communiquées, s’il n’y a pas une autorité indépendante pour suivre et contrôler ces rapports, ça ne sert à rien », tranche Nele Marien.

Parmi les autres esbroufes, pointées par les Amis de la Terre : la compensation écologique ou la certification, comme celle contestée autour de l’huile de palme durable.

« Ça avance petit à petit »

Attention à ne pas jeter le bébé startupper avec l’eau du bain, prévient Sylvie Gillet : « Il faut prendre au sérieux le fait que certaines grandes entreprises sont prêtes à intégrer la biodiversité dans leurs outils de pilotage », insiste-t-elle. Des sociétés immobilières qui ne construisent plus sur des zones naturelles – seulement dans des lieux déjà artificialisés –, des chaînes de grande distribution qui financent l’agriculture biologique, le développement de l’écoconception dans le milieu du textile… « Ça avance petit à petit, souligne Sylvain Boucherand, mais ces mutations prennent du temps. » Sauf que pendant ce temps, le compte à rebours de l’effondrement défile.

Un changement semblable à la révolution digitale

L’ingénieur plaide pour « une révolution culturelle et intellectuelle » afin que les firmes intègrent les limites du vivant. « La plupart des sociétés ont complètement changé leur manière de travailler au moment du passage au numérique, elles peuvent donc le faire avec la crise écologique, poursuit-il. Il faut un changement profond : comment créer de la valeur tout en étant sobre sur les ressources ? »

Pour ce faire, des outils émergent, comme l’approche « science based targets for nature », en vue de réduire notre prédation sur le vivant. Trop complexe, diront certains [1]. « Le vivant, c’est compliqué, oui, mais tenir la comptabilité d’une grande compagnie, ça l’est aussi, et pourtant on y arrive, appuie Sylvie Gillet. Il faut sortir de l’idée que la biodiversité en entreprise se cantonne aux parterres fleuris et aux ruches sur les toits du siège social. »

« Les actionnaires ne veulent pas perdre leurs dividendes »

Un virage à 180 °, que les actionnaires ne sont pas forcément prêts à prendre. En 2021, le PDG de Danone a ainsi été débarqué pour avoir pris des positions écologiques ambitieuses… au détriment des bénéfices. « Les actionnaires ne veulent pas, dans leur majorité, perdre leurs dividendes, rappelle Nele Marien, donc ils ne veulent pas que les choses changent. » Une poignée d’entreprises freinent également tout changement : « Total, Bayer, BASF… il y a un noyau de multinationales très puissantes et influentes qui sapent les efforts des autres et noyautent les initiatives qui pourraient aller dans le bon sens », reconnaît un spécialiste du sujet.

Extinction Rebellion Lyon lors d’une action au siège de Bayer contre les néonicotinoïdes, en mars 2021. © Extinction Rebellion Lyon

Plutôt que de caresser les firmes dans le sens du poil, Nele Marien plaide donc pour le coup de pied dans la fourmilière. « Nous devons dire “stop” à ces entreprises, en fixant des limites, en prenant des interdictions claires », soutient-elle. Le rapport des Amis de la Terre préconise également d’encadrer strictement la participation des sociétés aux négociations internationales, afin de limiter leur lobbying. « Ce que peuvent faire les entreprises, c’est aussi arrêter de faire, abonde Sylvie Gillet, arrêter les pressions les plus destructrices. Le moment est venu de prendre la biodiversité au sérieux ».

Fermer Précedent Suivant

legende