Editorial 

Pourquoi la fin de l’ambition est une révolution tranquille

Grégoire Leménager

Directeur adjoint de la rédaction

Grégoire Leménager

En 2020, pandémie oblige, presque tout s’est arrêté. Et chacun a réfléchi à sa vie, à son rapport au travail, au sens de ce travail. Aujourd’hui, beaucoup se disent prêts à gagner moins pour travailler moins, ou mieux, ou autrement… « L’Obs » fait le point.

Les utopistes des années 1970 en avaient rêvé, la pandémie l’a imposé. « On arrête tout, on réfléchit », comme disait Gébé dans « l’An 01 », ce chef-d’œuvre qui dynamitait gaiement le productivisme et la société de consommation. En 2020, presque tout s’est arrêté, et chacun a réfléchi. Cela s’est souvent passé de façon plus triste que dans la BD de Gébé : des familles ont implosé, des amis se sont séparés, des gens sont morts dans une ambiance de fin du monde. Mais cette épreuve-là a aussi été, pour beaucoup, la révélation de ce qu’ils soupçonnaient déjà : que le vrai sens de la vie n’est peut-être pas d’employer le plus gros de son temps à s’abrutir dans un bureau climatisé, une usine bruyante ou une boutique aux horaires absurdes, pour vendre et pouvoir s’acheter des choses dont on se passe finalement assez bien. Même aux Etats-Unis, même dans cette civilisation bâtie sur le culte de l’effort individuel, cette crise existentielle généralisée n’a pas tardé à faire sentir ses effets : en 2021, plus de 38 millions d’Américains ont quitté leur emploi. Ils parlent, là-bas, de « grande démission ».

La France n’en est pas encore là. N’empêche. Il est clair que les périodes de confinements, conjuguées à la possibilité du télétravail dans de nombreux secteurs, ont ouvert des horizons et profondément modifié notre rapport au travail. On veut du temps pour soi : pour rire, courir, dormir, regarder Netflix sur un écran, ou le printemps à travers champs. Evidemment, cette révolution tranquille a ses aspects inquiétants, pour l’économie comme pour l’équilibre de certains individus. Dans l’industrie, la restauration, la grande distribution, des patrons affirment avoir désormais du mal à recruter, tandis que des observateurs s’interrogent sur l’avenir des « décrocheurs » – « Ne jamais travailler demande de grands talents », disait Guy Debord, ce moraliste pascalien qui savait que l’homme n’est pas fait pour rester totalement désœuvré.

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On aurait tort, pourtant, de voir dans ces comportements l’ultime caprice de l’individualisme contemporain. Ils sont même à bien des égards son contraire, comme lorsque de jeunes et brillants diplômés préfèrent, à des carrières lucratives dans de grands groupes, des postes moins prestigieux dans des entreprises ou des ONG plus soucieuses du bien-être de l’humanité ou de la planète. Des choix d’enfants gâtés ? Dire « non merci » à un emploi reste un luxe que tout le monde ne peut s’offrir. Mais la question environnementale, le désir d’être utile et l’idée que s’enrichir n’est pas une fin en soi gagnent du terrain. L’ambition n’est plus ce qu’elle était. Les années 1980 sont loin, où un certain Bernard Tapie incitait des entrepreneurs à monter leur société dans une émission de TF1 qu’il avait appelée, précisément, « Ambitions ».

Gagner moins pour travailler moins

Il y a quinze ans, Nicolas Sarkozy tentait encore de ranimer cette religion-là, en prônant un idéal matérialiste qui consistait à « travailler plus pour gagner plus ». Ce dogme se heurte aujourd’hui à une crise de foi : beaucoup se disent prêts à gagner moins pour travailler moins. Ou mieux. Ou autrement. Et pas seulement parce que, comme le résume une vieille blague, « l’homme n’est pas fait pour travailler, la preuve, c’est que cela le fatigue ». Emmanuel Macron, qui a fait du travail la pierre angulaire de sa politique, ne serait-ce que pour réduire le chômage, est condamné à en tenir compte. Sa volonté de repousser l’âge légal du départ à la retraite tombe singulièrement à contretemps des aspirations de l’époque. Peut-être devrait-il avoir en tête ce qu’écrivait André Gorz, alias Michel Bosquet, dans « le Nouvel Observateur » en 1978 :

« Définir une civilisation, une société dans lesquelles pourront se déployer la vie ou, plutôt, les vies infiniment diverses et riches que nous désirons vivre ; définir les voies et les instruments d’y parvenir, voilà le seul moyen de sortir de la politique de crise et de la crise de la politique. »

L’article portait, c’est vrai, un titre ambitieux : « Ce qui nous manque pour être heureux ».

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