Dans une enquête novatrice, Annabelle Bonnet décrit tout un pan de l'histoire des femmes philosophes au XIXe et XXe siècles, en déroulant une impressionnante galerie de portraits.

Alors que la Troisième République est abondamment représentée comme un temps fort de libération sociale, politique et culturelle, et comme un grand moment d'effervescence littéraire, on peut s'étonner de ne voir cité aucun nom de philosophe femme dans les archives politiques de cet âge d'émancipation. Annabelle Bonnet s'explique ainsi du titre de son ouvrage :  pour les républicains, être philosophe, c'est d'abord et avant tout porter une barbe : être un homme... Plutarque, pourtant, défiait déjà quiconque de mesurer la sagesse du penseur à la longueur de son poil.

Les femmes auraient-elles été absentes de ces décennies émancipatrices ? Se seraient-elles désintéressées de ce qui aurait été une forme de libération ou en auraient-elles été empêchées ? Pour sortir de l'oubli ces femmes, militantes de la philosophie, Annabelle Bonnet cherche, par ce travail sociohistorique, à déceler les moindres traces d'écrits ou de postures philosophiques féminines, jusqu'ici ignorées ou minimisées. Elle met ainsi l'accent sur les contradictions d'une société libérale, prête à réclamer l'égalité pour tous, tout en la déniant à différents groupes sociaux, les femmes en l’occurrence.

Ainsi, si la philosophie est censée couronner les études secondaires, elle est exclue de l'enseignement donné aux filles jusqu'en 1924, alors qu'aucune législation officielle n'interdit aux femmes les études supérieures de philosophie, les concours ou une entrée dans cette profession. En 1935, aucun professeur de philosophie n'est une femme et les licenciées de philosophie sont deux fois plus au chômage que leurs homologues masculins. Il faudra attendre 1950 pour qu'une femme obtienne une chaire de philosophie à l'université.

La loi Camille Sée ou l'exclusion des femmes philosophes sous la Troisième République

Un demi-siècle après les proclamations péremptoires de Victor Cousin, au rôle pourtant primordial dans l'introduction d'un enseignement philosophique à l'école, mais selon lequel « il n'est donné qu'à l'homme de contempler la vérité », on aurait pu espérer une plus grande ouverture. Les temps ont changé et les valeurs de la République partout proclamées - liberté individuelle, égalité formelle, laïcisation de l’État - servent de fondement à un enseignement public et obligatoire pour toutes et tous. La proposition de loi déposée par Camille Sée le 21 décembre 1880 tente d'ouvrir l'enseignement secondaire public aux jeunes filles en prévoyant que les trois branches de la philosophie (psychologie, logique et morale) figureront, pour la première fois, dans les programmes scolaires féminins. Pourtant, cet aspect du projet tourne court et le programme initial est réduit au cours de morale, cette discipline étant elle-même sauvée de justesse après de nombreux débats.

Ceux-ci reflètent les oscillations de la République qui veut affranchir les femmes tout en les limitant à un rôle social et moral : mères et femmes de citoyens, elles sont privées de l'égalité politique mais gardiennes de la cohésion sociale et de la nouvelle organisation libérale. Au même titre que la physique et les mathématiques, la philosophie est exclue de l'enseignement féminin secondaire public. Il s'agit ainsi, par souci de stabilité sociale, d'instituer une barrière empêchant les femmes d'accéder au baccalauréat, de poursuivre un parcours académique et de bénéficier d'une évolution professionnelle.

La réduction de la philosophie à la morale pour les lycéennes traduit aussi la résistance de l’Église catholique face à la construction d'une république laïque : l'enseignement de la philosophie serait une menace pour la religion. Le programme finalement arrêté résulte d'un équilibre subtil : l'enseignement de la religion laisse la place à une morale publique et laïque, dont la Patrie et la famille restent le centre. Le cours sur le rôle de Dieu dans la société restera au programme de terminale jusqu'en... 1973 ! L’Église finit par utiliser habilement ce programme de morale comme un dernier rempart contre un enseignement purement laïque, la philosophie devenant, pour les femmes, synonyme de théologie. En 1900, Victor Rocher, vicaire général d'Orléans décrète : « Il faut rendre les femmes raisonnables avant de vouloir en faire des chrétiennes » .

Un gouffre sépare ainsi l'enseignement de la philosophie pour les garçons issus des couches sociales favorisées et celui réservé aux filles. Médiocrement formées, les professeures femmes s'efforcent non sans mal d'enseigner la philosophie « en fraude » mais se heurtent à l'inculture de leurs élèves, tant scolaire que familiale. L’École Normale Supérieure de Jeunes Filles de Sèvres - chargée de former les futures professeures de lettres et de sciences des lycées et collèges de jeunes filles - répond à l'esprit de la République libérale : en se perfectionnant, les femmes servent le pays à travers le contrôle et la discipline de leurs passions. Julie Favre, première directrice de l’École, le rappelle : « Liberté et égalité sont des sentiments virils, c'est-à-dire jaloux, soupçonneux, et qui ne parlent qu'au nom du droit. La fraternité parle au nom de l'amour, et la fraternité, c'est l'âme même des femmes ».

Exclues des sociétés philosophiques et des milieux universitaires dominés par les philosophes masculins de la République, plusieurs femmes désireuses d'entreprendre des études philosophiques utilisent des moyens d'ordre privé ou le soutien des réseaux familiaux pour passer leur licence et même présenter un doctorat. La gêne des universitaires est manifeste : impossible de nier les aptitudes intellectuelles et philosophiques des femmes, mais jusqu'où peuvent-elles gravir les échelons dans des carrières jusqu'ici réservées aux hommes ? On trouve à la fin de l'ouvrage la liste impressionnantes de toutes ces militantes de la cause féministe et philosophique.

De 1900 à 1914 : les balbutiements continuent

De la fin du XIXe siècle jusqu'en 1914, les revendications pour obtenir le droit à philosopher, au même titre que les hommes, sont continuelles et soutenues par divers actrices et acteurs. Le questionnement autour du droit à l'enseignement de la philosophie et du type d'enseignement préconisé pour les femmes ne cesse d'être mis en débat, chaque avancée législative étant suivie d'une reculade. Parallèlement, pour suppléer à la défaillance de l'enseignement public, des institutions privées vont accueillir les jeunes filles pour les orienter vers des études classiques et vers l'université. Le philosophe Alain, de son côté, s'est lancé un défi : devenir le créateur, selon ses propres termes, d'un « Platon femelle ». Alain, tout en défendant les droits des femmes (salaires, droit de vote, union libre) est pourtant loin d'être féministe : la raison est masculine et les femmes sont le sexe affectif. Leur savoir puise sa source non dans le cerveau mais dans « cet autre thorax, cette autre pudeur et cette autre mathématique ».

De son côté, l'enseignement privé catholique dénonce la dangerosité de la philosophie enseignée au lycée. La philosophie ne doit pas être neutre, elle est synonyme d'enseignement religieux. D'autres signes, dans le même temps, dénotent un intérêt des femmes pour la philosophie, en marge des réseaux traditionnels : journaux féministes, petites annonces pour proposer des cours de philosophie ou une simple initiation.

Les femmes philosophes n'oublient pas également de poursuivre leur combat dans l'université : Camille Bos – de son vrai nom Marie Boeuf - première française docteure en philosophie en 1901, se spécialise en psychologie et en étude des maladies mentales. Elle travaille, en particulier, sur le thème des suggestions sociales et des phénomènes de croyance. Tout en défendant la place des femmes, elle ne rejoint pas les thèses féministes. La différence des sexes est signe de progrès et non d'injustice... Jeanne Baudry devient, trois ans après et quatre-vingts ans après la création de ce concours, la première femme agrégée de philosophie. Mais sa réussite ne fait pas d'émules et elle s'éloigne rapidement du champ philosophique pour se consacrer à l'enseignement technique et ménager. Ses positions sur la famille et les normes féminines trouveront même un écho dans le régime pétainiste.

Les demandes d'accès à l'enseignement philosophique se multiplient et de nombreux philosophes hommes soutiennent, au moins en partie, leurs revendications comme Dominique Parodi, qui occupe un rôle essentiel parmi les acteurs institutionnels. Le modèle féminin républicain reste néanmoins dominant. C'est d'ailleurs une Roumaine qui sera en 1913 la première docteure en philosophie de l'université française. Le nationalisme balaie sa réussite et, invisibilisée, elle poursuivra sa carrière en Roumanie dans le domaine musical et littéraire. En 1914, à quelques mois de la guerre, Léontine Zanta devient la première femme française docteure en philosophie de France. Ce succès va très vite s'étendre au-delà de l'Université et même des frontières.

Bergson et ses bergsonettes

En 1910, Henri Bergson, sans le savoir, va susciter un bouleversement médiatique inattendu en donnant ses cours au Collège de France. En leur ouvrant ses enseignements et malgré ses positions conservatrices, il est perçu comme un « philosophe des femmes » qui témoigne de leur ouverture au champ philosophique et de leur irruption   dans l'espace public et médiatique. Après les précieuses du XVIIe siècle et les bas bleus du XIXe siècle, voici les « bergsonnettes, parfois appelées les « bergsonniennes », les « snobinettes » ou les « caillettes », sortes de « petites Bergson », à la fois miniatures et prolongements du maître ou encore « nietzschéennes », intellectuelles centrées sur elles-mêmes, leurs désirs, leur carrière.

On les dessine, on s'en moque, on les admire :  sous le projecteur, ce ne sont plus quelques femmes pionnières mais un collectif visible et revendicatif à même de susciter la crainte de voir mis en cause le système patriarcal. Des étudiants mécontents ou inquiets de voir menacée leur place défendent une « sexuation de l'intelligence ». Les femmes sont pour eux comme « la forme du mal ». C'est aussi Bergson lui-même et la philosophie qui seraient décadents en ne valorisant que l'esthétique et l'intuition.

Vers l'égalité philosophique

Les bouleversements et les changements de société entraînés par la guerre vont aussi affecter l'enseignement de la philosophie et la place des femmes philosophes. Pourtant, l'évolution reste laborieuse et les premières mutations annoncées tardent à se concrétiser, même si leur nécessité apparaît de plus en plus incontournable. Ainsi, par exemple, en 1917, vingt-deux nouvelles bachelières de philosophie sont recensées, en dépit d'une législation contraignante. Plusieurs femmes parviennent à conquérir des positions nouvelles et prestigieuses. Elles affirment qu'il est possible désormais de concilier savoir philosophique et rôle de mère ou d'épouse. Au lycée, le décalage entre les attentes des lycéennes et les programmes scolaires est de plus en plus contesté par le corps enseignant. L'année 1917 voit aussi reconnue une nouvelle docteure en philosophie (Blanche Pointud-Guillemot). Pourtant, sa thèse, peu commentée, ne lui permettra pas d'accéder à un poste et elle doit se tourner, faute de mieux, vers le journalisme. Entre 1913 et 1918, quatre doctorats de philosophie sont soutenus par des femmes, par exemple Hélène Metzger, la nièce de Lucien Lévy-Bruhl, qui continuera même son activité philosophique au-delà de sa thèse, jusqu' à son arrestation en 1944.

Pourtant, la mobilisation des féministes finit par payer : l'arrêté du 18 mars 1920 autorise explicitement pour la première fois les femmes à se présenter aux agrégations de philosophie et de grammaire, même si le camp conservateur essaye jusqu'en 1924 de retarder cette décision. Un cours régulier de philosophie est ouvert dans les lycées féminins.

Ces revendications sont fortement soutenues par Léon Brunschvicg dont les positions féministes se démarquent largement de celles de ses pairs et qui militera activement pour la reconnaissance du droit des femmes. De nombreuses femmes commencent à se présenter. Citons à titre d'exemple le cas de Lucy Prenant, qui, tout en se revendiquant femme et mère à part entière, devient la première française agrégée de philosophie d'après-guerre, quinze ans après le succès de Jeanne Aubry. Elle mènera une brillante carrière et sera en première ligne à la Libération pour participer activement à la refonte du système éducatif. Il aura fallu plus de quarante ans de batailles individuelles et de combats collectifs pour qu'une véritable égalité juridique dans l'accès à la philosophie prenne pied dans la République même si les inégalités entravent encore longtemps les carrières féminines.

Les femmes philosophes face au fascisme

De 1939 à 1945, interdites d'enseignement, exilées voire déportées, les femmes philosophes payent un lourd tribut à l’époque. Les nouvelles législations édictées par le régime de Vichy prônent l’éternel féminin, le renoncement à soi pour la patrie et son chef et l'obligation de suivre un enseignement ménager. Les femmes sont accusées d'avoir corrompu les mœurs des Français et affaibli la société.

Sans cesse menacée ou accusée, Simone Weil sera finalement radiée de l’université en tant que juive. D'autres femmes philosophes se regroupent pour résister comme Jeanne Halbwachs, Léontine Zanta, Lucy Prenant, Cécile Joint, Marguerite Buffard, Dina Dreyfus, Yvonne Picard, Simone Debour, Marinette Dambuyant ou Hélène Metzger. Souvent militantes ou résistantes, parfois communistes, elles continuent envers et contre tout à enseigner la philosophie. Beaucoup seront révoquées, d'autres déportées ou assassinées comme résistantes. En 1943, Simone de Beauvoir est exclue de l'enseignement pour avoir fait lire Marcel Proust et André Gide à ses élèves.

L’après-guerre va faire naître un nouvel horizon d'attente social et un espace de liberté dont les femmes philosophes vont se saisir, certaines restant fidèles à leur culture d'origine, d'autres s'affirmant dans des postes importants en dehors du champ philosophique. L'auteur, dans son épilogue, a choisi de s'attarder sur deux grandes figures de l'après-guerre : Dina Dreyfus et Simone de Beauvoir. La première, la moins connue, première femme « inspecteur » général de l’Éducation nationale, sera chargée de réformer l'enseignement philosophique. Tout en maintenant l'idée d'une philosophie comme couronnement des études secondaires, elle transforme sa dimension citoyenne et démocratique en l'élevant au rang de remède critique, de rempart pour lutter contre ce qu'elle nomme « les discours irrationnels de la tyrannie, déguisée sous une phraséologie démocratique, ou d'une mystique ésotérique ». Quant à Simone de Beauvoir, une des philosophes les plus célèbres du XXe siècle, on sait qu'elle incarne un modèle nouveau et révolutionnaire : la femme existentialiste, dépouillée des codes féminins traditionnels.                                          

L'ouvrage d'Annabelle Bonnet est original à plusieurs égards. En sortant de l'oubli ces femmes philosophes, elle parvient à combiner le regard de l'historien et celui du sociologue. Sont ainsi pointés les avatars de la discipline et l'émergence progressive mais toujours ralentie ou contestée de femmes philosophes durant la Troisième République. Anecdotes et histoires de vie de ces femmes philosophes rendent l'ouvrage attrayant et de lecture aisée.