La Crète en 1970…

Se plonger dans sa mémoire en regardant de vieilles photos est toujours émouvant et plein de surprises. Des souvenirs qui viennent déranger nos certitudes.


Mon journaliste de père m’avait refilé un billet d’avion de la Pam Am, Genève - Athènes. Un beau cadeau. Nous étions en octobre. Je ne savais de la Grèce que ce que m’en avait dit Henri Miller dans son Colosse de Maroussi. J’avais vu le film Zorba le Grec, tiré du roman de Kazantzàkis. Je gardais aussi des images confuses de « Jamais le dimanche » montré au Festival de Cannes en 1960. C’était déjà pas mal. Je me suis donc retrouvé à Athènes, avec un tout petit bagage, car j’avais bien l’intention de me déplacer vers des destinations inconnues au rythme de rencontres improbables et de coups de cœur. Athènes était bien calme ce jour-là pour moi qui venait de passer un été chargé dans une ville assiégée par les touristes venus du monde entier. 

Après deux jours de déambulation, ravi d’avoir profité des petites tavernes dans le quartier de la Plaka où j’avais trouvé une chambre… spartiate, je me suis retrouvé au port du Pirée. Les îles égrainaient leurs promesses, Skôpelos, Kalymnos, Ithaque, Santonin, Astypalée… un vrai supplice de tantale… Mais le hasard ne me laissa aucun choix. Le mauvais temps annoncé n’autorisait que le bateau en partance pour Héraklion à quitter le port. Aussitôt en pleine mer et après une timide tentative pour me restaurer, je m’allongeais dans ma cabine de seconde classe et me fit oublier d’Éole… 

En vue du port d’Héraklion, les odeurs des plantes sauvages nous accueillirent. Cela me rappela mon arrivée en Corse par la mer… sans doute pas mal d’essences communes avec celles de la Crète. Pour moi qui n’est connu que les stations balnéaires de la Côte d’Azur et la capitale, l’exotisme est là, … et puis, il y a cette lumière que peuvent difficilement rendre mes photos en noir et blanc. Je me balade dans les rues. Tout est nouveau. Je comprend que je suis aux portes de l’Orient. C’est jour de marché, le centre de la ville est animé. Il y a des stands de légumes locaux que je ne connais pas, des épices en veux-tu en voila, des vendeurs de billets de loto. La traction animale est ici encore bien présente. Il y a aussi ces popes barbus vêtus de noir, ces coiffeurs occupés à raser leurs clients au poil dur… Et puis ces innombrables tavernes avec leurs petites tables et leurs chaises en bois qui me font penser à celles de nos bistrots d’antan. Des joueurs les accaparent, leur komboloï d'une main tandis que l’autre jette les dés ou caresse une moustache sombre comme leur regard… La minuscule tasse de café n’est jamais loin, accompagnée de son indissociable verre d’eau. Je devine que ces clients sont là pour longtemps, qu’ils sont un peu chez eux et que peu importe le nombre de consommations commandées… 

Un bus me conduira un autre jour à Knossos dont la reconstitution des ruines minoennes me déconcerte. Je préférerais et de loin, Phaistos. Il y avait quelques chambres à louer sur le site même. Ce soir-là, je serai le seul étranger à profiter de la nuit qui envahit peu à peu le site et la plaine de Messara. De là, je poursuis la route, toujours en bus, vers Matala, minuscule village rendu populaire par les hordes de hippies qui y avaient investis les grottes... Mais leur style de vie a vite dérangé les autorités. Ils ne sont plus là. Je choisis une de ces « room to let » dont les panneaux fleurissent un peu partout. Un groupe électrogène fournit quelques heures d’électricité par jour… la sobriété énergétique n’est pas un choix mais bien ici une nécessité.

Je décide de rejoindre à pied Aggia Galini. Sur le chemin, je rencontre un couple de Crétois qui récolte le sel marin à la cuillère dans des trous de rochers. Je remarque le triangulaire sac à dos de l'homme très coloré. L'extrême simplicité du concept sera largement repris... Je traîne un peu et je préfère dormir dans le village de Timbaki. Les draps ne sont pas très propres… Pas de route mais un sentier qui me conduit à destination. Un bâtiment militaire y fait escale comme pour me rappeler que la Grèce est gérée par des colonels... une dictature qui ne dit pas son nom.

J’apprécie la paix qui règne dans ce petit village de pêcheurs. Quelques rares tavernes. C’est dans l’une d’elles que je fais amitié avec un couple de suisses. Il me propose de me conduire dans leur voiture de location à Rethymnon situé sur la côte opposée. Pour y arriver nous devons monter en altitude et côtoyer le sommet le plus haut de l’île, le mont Psiloritis, 2456 mètres. Depuis, il a pu gagner ou perdre quelques centimètres…

De là, je me rends à Agios Nikolaos, à l’est d’Héraklion. Deux ou trois heures en bus. Je ne me doute pas que, 50 ans après, je séjournerais à quelques kilomètres de là, au Elounda Mare, un de ces établissements cinq étoiles qui font honneur au tourisme grec. La station balnéaire est plutôt modeste et les pêcheurs y font toujours la loi. En plein centre de la petite ville, une curieuse ouverture laisse pénétrer la mer. Quelques caïques y sont amarrées, bien à l’abri des vents, connus pour rendre la navigation difficile. Surprise, surprise, il y aussi quelques lignes d’eau (qu’on devine sur la photo) pour l’entraînement d’une équipe de nageurs. Je demande et obtiens l’autorisation de me joindre à eux. 

Les collines montagneuses ne sont pas loin et je m’aventure jusqu’au village de Kritsa, à moins que ce soit celui de Kroustas, j’ai la mémoire qui flanche (ils sont à quelques kilomètre l’un de l’autre). Plus authentique, tu meurs ! Là, une Crétoise de plus d’âge file de la laine, une autre se fait peser sa récolte d’escargots (partie intégrante du fameux régime crétois). Un âne brait. Un ange passe. Beaucoup sont dans leurs vêtement traditionnels, les femmes surtout. Je remarque les bottes des hommes qui sont très caractéristiques. Je serai tenté d’en acheter une paire. Dans la rue centrale, un alambic est en train de distiller une eau de vie aromatisée à l’anis, le raki. Avec un grand sourire complice, l'officiant m’en offre un verre.

Au petit matin, j’embarque sur un ferry pour Rhodes, sans imaginer que les rencontres que je ferai changeraient le cours de ma vie. Je garde le souvenir d’une Crète qui vit comme si rien n’avait changé depuis cent ans. Peu de jeunes, une économie de survie, un quotidien sans complaisance, un confort rudimentaire, le temps qui s’étire… Une façon de vivre qui allait être bientôt bouleversée par l’arrivée providentielle du… Tourisme.

(à suivre)



- Héraklion -


- Heraklion, vendeurs de billets de loterie -


- Heraklion...


- ramasseur de sel marin, Matala -


- Kokkivos, entre Matala et Agia Galini -


- Agia Galini -


- Agia Galini -


- Agia Galini -


- Réthymnon -


- Agios Nikolaos -


- Agios Nikolaos -


- Kritsa -


- Kritsa -


- Kritsa -


- Kritsa -


- Kritsa -


- Timbaki -


- Timbaki -


- Timbaki -