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Dar al-Fata al-Arabi, l’incroyable destin de la première maison d’édition arabe dédiée aux enfants

Née dans l’espoir de redynamiser la littérature et les arts pour la jeune génération arabe, Dar al-Fata al-Arabi a procuré pendant plus de trois décennies des ouvrages esthétiques sur la quête de soi et de l’autre
Un oiseau refuse une cigarette, expliquant au chat que la fumée est mauvaise pour sa gorge, un dessin publié dans Maadat al-Qit (le ventre du chat), écrit par Zakaria Tamer et illustré par Mohieddine Ellabbad, en 1974 (FlickR)

Maison d’édition aux mille talents, Dar al-Fata al-Arabi, littéralement « la maison de l’enfant arabe », tient sa renommée du fait d’avoir été la première et l’une des plus influentes institutions arabes dans le domaine éducatif et de la littérature d’enfance et de jeunesse, tant par son caractère avant-gardiste que par le nombre remarquable et varié de ses ouvrages.

Le nom de la maison d’édition tire son origine du vers du poète irakien al-Mutanabbi (915-965), « tu y trouves le jeune arabe dont le visage, la main et la langue sont devenus étrangers ».

Croyant en la capacité cognitive et émotionnelle de l’enfant, la maison d’édition inculque, à travers ses héros aussi bien fictifs que réels, le devoir et la moralité à ses lecteurs afin d’en faire des citoyens responsables et conscients.

Plus qu’un livre, Dar al-Fata offrait à son lecteur un objet de grande qualité artistique aux valeurs humanistes.

Dans cet article, Middle East Eye vous fait découvrir le destin atypique de celle qui fut la première maison d’édition arabe consacrée à l’enfance et à la jeunesse du Moyen-Orient.

Naissance d’une maison révolutionnaire du jeune arabe

À la suite de la Naksa – littéralement « le revers », terme attribué à la défaite arabe face à Israël en 1967 entraînant l’exode de 300 000 Palestiniens –, et à l’initiative de la sculptrice jordanienne Mona Saudi (1945-2022) et du sculpteur palestinien Kamel Boullata (1942-2019), un groupe d’intellectuels lance en 1974 dans un appartement de Beyrouth, au Liban, le pari fou de créer une maison d’édition indépendante « pour des enfants arabes, par des auteurs arabes qui contribuent à écrire l’histoire de demain ».

Ce projet porte la double vocation de transmettre le patrimoine et l’identité arabes aux nouvelles générations et de permettre à ces dernières de s’ouvrir à d’autres horizons culturels. 

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Promptement, l’équipe se construit autour d’une pléiade d’artistes, d’écrivains et d’experts multinationaux, en particulier palestiniens.

Les principaux acteurs sont celui qui deviendra après les accords d’Oslo le Premier ministre de Palestine, Nabil Chaath, au poste de responsable de la direction du service palestinien de planification de l’éducation ; l’écrivain palestinien Abou Fadi, à la tête de la direction de la maison ; l’éditeur égyptien Ima’il Abdel Hakim Bakr, qui se charge de la gestion générale ; le poète palestinien Zayn al-Abidine al-Huseini, nommé secrétaire de rédaction ; et l’universitaire palestinienne Nabila Salbak Barir, désignée rédactrice en chef.  

En l’espace de huit mois d’intense travail, le rêve se concrétise. Dar al-Fata al-Arabi voit le jour lors du 18e Salon du livre arabe de Beyrouth avec une première liste de pas moins de 66 ouvrages. Le pari est donc réussi et le succès sera fulgurant.

Un an plus tard, Dar al-Fata participe à une panoplie de foires du livre au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Europe. Elle est présente aux salons internationaux du Caire, de Beyrouth, de Damas et de Tunis ; elle est également accueillie à la Biennale de l’illustration de Bratislava (BIB) et à la Foire du livre de jeunesse de Bologne.

La maison d’édition assume le rôle d’ambassadrice de la littérature jeunesse du monde arabe et expose au sein des plus prestigieuses rencontres littéraires, où elle sera couronnée de multiples prix, comme celui de la Foire du livre de Leipzig en 1982 pour son œuvre The Return of the Bird (le retour de l’oiseau) de Mo’een Bissesso illustré par Higazi.

Ellabbad et Tamer, le duo de choc  

L’Égyptien Mohieddine Ellabbad (1940-2010) est l’une des personnalités qui feront émerger la maison d’édition en lui procurant une vision contemporaine de la culture et de l’art arabes.

Après ses études à l’École des Beaux-Arts du Caire, Ellabbad se lance dans les illustrations des œuvres de Dar al-Fata et sera aussi aux commandes de la direction artistique. Tout au long de sa carrière, il produit des livres et des albums innovants tout en puisant dans le patrimoine culturel arabe, réunissant ainsi tradition et modernité.

Autodidacte, le Syrien Zakariya Tamer (né en 1931) débute sa carrière en tant que journaliste indépendant puis rédige des chroniques satiriques dans des journaux tels qu’Al-Quds al-Arabi (Angleterre) ou Al-Thawra (Syrie). Mais c’est surtout avec Dar al-Fata qu’il atteint la notoriété. 

Écrit par Zakaria Tamer et illustré par Mohieddine Ellabbad, Al-Bayt (la maison) fut l’une des meilleures ventes de la maison d’édition, 1974 (© Zeina Maasri)
Écrit par Zakaria Tamer et illustré par Mohieddine Ellabbad, Al-Bayt (la maison) fut l’une des meilleures ventes de la maison d’édition, 1974 (© Zeina Maasri)

Présent dès l’aube de l’aventure éditoriale, Tamer laisse une empreinte indéniable sur la littérature d’enfance et de jeunesse arabe du XXe siècle. Ses histoires s’inspirent grandement des contes populaires arabes et ses personnages dénoncent l’oppression politique et sociale.

La plume de Tamer et le pinceau d’Ellabbad se mêlent pour offrir à la maison d’édition des chiffres de vente encore inégalés. Leur secret : conter des histoires simples, pleines de vie et moralisantes. Et leur devise : permettre à l’enfant de s’identifier à ses héros préférés.

De ce duo naîtra notamment Al-Bayt (La Maison), une histoire qui enseigne au futur adulte l’importance du foyer et l’amour de la patrie. Le lapin, un des protagonistes, montre à travers ses périples que « toute personne a le droit de posséder un foyer. Car c’est le lieu qui nous permet l’assurance et le bonheur ».

La Palestine comme patrimoine arabe commun

Dar al-Fata al-Arabi croit en sa mission de contribuer au développement de la créativité culturelle palestinienne comme source indéniable de l’identité arabe.

Dès lors, plusieurs réunions sont organisées par le service de planification de l’éducation de la maison d’édition dans le cadre des projets du centre de planification de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) afin de concevoir des manuels d’enseignement palestiniens pour unifier l’éducation au sein de la diaspora.

« Nous considérons le projet comme un espace de rencontre intellectuelle. […] En d’autres termes, ce que nous produisons incarne l’unité arabe »

- Mahjoub Omar, médecin et traducteur égyptien

Ces échanges aboutissent à la création de la charte fondamentale de l’OLP intitulée « Philosophie de l’éducation du peuple palestinien », principal pont éducatif entre la Palestine et ses siens. Dar al-Fata publiera, à titre d’exemple, le premier album réunissant la quasi-totalité des timbres postaux palestiniens, depuis l’époque ottomane.

Pour son identité linguistique, la ligne éditoriale suit le principe de la philosophie de l’éducation unifiée en optant pour le choix judicieux d’un arabe standard moderne, compréhensible par l’ensemble des enfants du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.

Dar al-Fata met en outre l’accent sur l’importance de varier ses collaborations avec les auteurs et illustrateurs nord-africains et moyen-orientaux afin d’incarner l’esprit d’un patrimoine commun.

« Nous considérons le projet comme un espace de rencontre intellectuelle. Nous sommes très attentifs à chaque livre que nous publions, nous essayons de réunir un auteur et un illustrateur originaires de pays arabes différents. En d’autres termes, ce que nous produisons incarne l’unité arabe », explique au lancement du projet le médecin et traducteur égyptien Mahjoub Omar.

Illustration de l’Égyptien Helmi el-Touni, Al-Quds dans le cœur, Dar al-Fata al-Arabi, 1977, The Liberation Graphics Collection of Palestine Posters (© Liberation Graphics )
Illustration de l’Égyptien Helmi el-Touni, Al-Quds dans le cœur, Dar al-Fata al-Arabi, 1977, The Liberation Graphics Collection of Palestine Posters (© Liberation Graphics )

Outre la volonté d’ancrer l’idée d’une identité et d’un patrimoine communs au sein des sociétés arabes, la maison d’édition se charge d’une seconde mission : promouvoir l’ouverture à l’autre, le dialogue interreligieux et la pluralité.

Facilitatrice de rencontres florissantes, l’équipe fera par ailleurs appel aux grandes figures de la traduction afin d’adapter en arabe et dans d’autres langues les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, comme Les Fables du poète Jean de La Fontaine (1621-1695), Les Contes de ma mère l’Oye de l’homme de lettre français Charles Perrault (1628-1703), Contes de l’enfance et du foyer des frères allemands Jacob (1785-1863) et Wilhelm Grimm (1786-1859), Les Fables de l’écrivain grec Ésope (vers 620-564 av. J-C) et bien d’autres.

Dar al-Fata traduit aussi ses propre œuvres, dont la nouvelle Al-hamam al-Abyad (le pigeon blanc) de Tamer, qui sera rendue disponible en anglais grâce à l’éminent traducteur canadien Denys Johnson-Davis.

Fermeture précoce des rideaux

Au gré du déplacement forcé de l’OLP après l’invasion israélienne du Liban de 1982, la maison sera obligée de quitter à son tour Beyrouth pour Le Caire, où elle fermera définitivement ses portes en 1994, laissant l’industrie du livre arabe en berne.

L’offensive israélienne au Liban en 1982, l’instabilité politique au Moyen-Orient, la contrainte de fuir ailleurs, mais aussi la pénurie de papier sont autant de facteurs qui ne laisseront d’autre choix aux responsables que celui de mettre la clé sous la porte.

Néanmoins, de retour au Caire en 1982, Mohieddine Ellabbad ne se décourage pas et fonde en compagnie de ses amis illustrateurs venus de Palestine, de Syrie, du Liban, de Tunisie et du Yémen un centre artistique pour réinventer le graphisme arabe. Cet espace contribuera à la réalisation de plus de 60 albums pour enfants.

Pionnière de la diffusion des sciences éducatives et de la littérature d’enfance et jeunesse en arabe, Dar al-Fata al Arabi - nom gravé nostalgiquement dans les mémoires – a été étroitement associée à la liberté de pensée, à la créativité abondante et à l’enrichissement exceptionnel du livre dans la région. Une aventure certes éphémère, mais qui a su sensiblement marquer des générations de lecteurs et de futurs éditeurs.

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