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Transport

La comodalité : une solution pour décarboner les territoires ?

Jérôme Libeskind, expert en logistique urbaine et e-commerce, revient sur le concept de la comodalité et la nécessité de réorganiser les flux de marchandises afin d’en optimiser le fonctionnement et changer la façon de concevoir le transport du dernier kilomètre.

Publié le 17 janvier 2023 - 09h45
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Adobe Stock I par stockpics

Commençons tout d’abord par un petit exercice de sémantique. Intermodalité, multimodalité et transfert modal sont des terminologies bien connues qui s’appliquent tant aux déplacements de marchandises que de personnes. Le principe est d’effectuer un trajet en utilisant une combinaison de modes de transport. La comodalité se situe dans un registre différent, celui de la saturation de moyens existants de transport par plusieurs usages, soit consécutifs, soit de façon concomitante.

 

Ainsi, un autocar, un train, un bateau, un tramway ou un avion sert à transporter des personnes, mais peut aussi acheminer des marchandises, soit de façon simultanée, soit à des périodes différentes dans la journée. Le fret aérien utilise la comodalité sans le savoir depuis presque toujours en transportant du fret dans les soutes. Certains bateaux, comme les ferries, pratiquent couramment ce moyen de mutualisation des transports.

 

Saturer pour optimiser

Un des points communs à tous les travaux sur la livraison du dernier kilomètre, que ce soit en milieu urbain, périurbain ou rural, est la mutualisation. Comment mieux occuper l’espace, le volume, le matériel ou les infrastructures afin de réduire le coût du transport, mais aussi son impact environnemental ? En quelque sorte faire mieux avec moins de moyens. Les solutions sont multiples et la comodalité en est une, souvent oubliée*.

 

Historiquement, les transports publics de personnes notamment sur des liaisons interurbaines, qu’elles soient en diligence, en chemin de fer, en autocar ou plus tard en avion ont très souvent servi à transporter des personnes, leurs bagages, mais aussi des colis de messagerie ou le courrier. Cette solution de livraison de marchandises apportait une certaine ponctualité, la facturation d’un coût marginal et surtout un maillage très dense d’un territoire.

 

Les usages ont ensuite changé. Le transport de personnes est entré dans un mode qui lui est propre, soumis à de très fortes contraintes, notamment en milieu urbain, mais aussi à des réglementations spécifiques, des opérateurs qui en sont devenus des spécialistes. Le transport de marchandises a développé ses propres réseaux, efficaces, mais pour lesquels les limites sont perceptibles, notamment sur le plan environnemental.

 

Ce sont donc deux mondes différents, qui partagent le même espace public et qui évoluent en parallèle. La comodalité vise justement à rompre cette barrière, parfois même une muraille, entre deux secteurs de la mobilité.

 

Le temps de la recherche

En 2012, le Dutch Institute for Advanced Logistics (TKI Dinalog) a été le premier à analyser les différents modèles de comodalité (cargo hitching) et à explorer de quelle façon les capacités vides dans les bus, les taxis ou les trains pourraient être utilisées pour du transport de marchandises.

 

Ce travail de recherche a certes montré, assez logiquement, que le potentiel est plus important en milieu rural qu’en milieu urbain. Il a aussi posé la question de l’opérateur. Qui aurait la responsabilité du transport : un transporteur de marchandises ou l’opérateur de transport public de personnes ? Il a posé la question du dernier kilomètre. Le destinataire serait-il livré par un autre mode de transport ou viendrait-il retirer son colis dans une consigne ou un point relais à la station d’arrivée ? L’apport de marchandises dans un mode de transport public de personnes ne risque-t-il pas de ralentir le flux ? Autant de questions qui sont le résultat de multiples expérimentations dans différents pays européens.

 

Quels usages ? Quelles opportunités ?

La loi d’Orientation des Mobilités du 24 décembre 2019 (article 8) nous ouvre la voie en autorisant les Autorités Organisatrices de la Mobilité, qui gèrent les transports publics de personnes, à organiser des transports de marchandises et de logistique urbaine en cas d’inadaptation de l’offre privée. Derrière la terminologie d’inadaptation apparait la notion d’impact environnemental caractérisée par la congestion et les pollutions.

 

Mais cette porte ouverte par la loi n’est que le reflet d’une tendance générale, constatée dans de nombreux pays, bien au-delà des travaux de recherche. Les exemples de comodalité dans le monde ne manquent pas, notamment pour la desserte de zones isolées ou peu denses. Ainsi, au Japon, plusieurs dizaines de lignes d’autocar sont à usage mixte. Une partie du véhicule accueille des passagers et une autre partie des marchandises. Nous retrouvons le même modèle dans les pays scandinaves, avec parfois des véhicules spécifiquement conçus pour ce double usage. En Grande Bretagne, comme en Suisse, l’usage de lignes de chemin de fer est parfois mixte. Le train, souvent plus ponctuel et plus rapide que la route, permet d’acheminer des colis, des produits pharmaceutiques ou même des produits alimentaires frais.

 

En milieu urbain, la comodalité est plus complexe du fait de l’utilisation intensive des moyens de transport public. Toutefois, de nombreuses expériences, notamment au Japon, mais aussi en Allemagne, visent à utiliser les mêmes véhicules, métro, train régional ou tramway, pour transporter des marchandises, parfois sur des créneaux horaires matinaux, avant le service passager. Les mêmes voitures servent alors aux deux usages.

 

Les avantages de la comodalité, qui justifient ces choix, sont nombreux.

Le premier avantage est économique. Les transports publics de personnes sont souvent difficiles à équilibrer. Lorsque ceux-ci laissent une capacité disponible de façon récurrente, comme c’est souvent le cas pour les dessertes rurales, l’intégration complémentaire d’un service de transport de marchandises constitue un apport financier non négligeable permettant même dans certains cas de maintenir l’existence de ces lignes. Pour le transporteur de marchandises, ce coût est parfois moins élevé que de supporter des lignes dédiées, pas toujours optimisées en milieu peu dense.

Sur le plan environnemental, élément souvent mis en avant, la comodalité permet de réduire le nombre de véhicules de livraison et de mieux optimiser des moyens de transport existants. En conséquence, le résultat est très positif sur le plan de la congestion, de la pollution locale et des émissions de gaz à effet de serre.

 

Souvent, la notion de service est mise en avant, notamment en milieu rural. La régularité et ponctualité des services publics de transport de personnes permet d’apporter le même niveau de service pour les marchandises.

 

Pourquoi si peu de réalisations ?

C’est la question que nous sommes nombreux à poser. Si tous les voyants sont au vert, comme nous venons de le voir, pourquoi ces solutions sont-elles encore si rares en France ? Quels sont les freins au développement de telles solutions ?

 

Le premier obstacle est d’ordre réglementaire. Les Délégations de Services Publics ne prévoient tout simplement pas ce cas. C’est là vraisemblablement un sujet à faire évoluer. L’évolution du métier de conducteur vers un métier mixte passager/marchandises pourrait constituer une opportunité de valorisation du métier dans un contexte de manque d’attractivité de ces professions.

 

Le second frein au développement de la comodalité est physique. L’accès à certains réseaux, comme le métro, est complexe. Les rames de TER ou de TGV laissent peu d’espace disponible pour insérer des marchandises, et comportent souvent des marches, des niveaux différents, des parois, des barres et autres obstacles contraignants pour ce double usage. Ces contraintes physiques nécessitent d’étudier le sujet très en amont lors la conception même d’un réseau de transport public ou du matériel. Les occasions ne manquent pas : nouvelles lignes de métro ou de tram, ouverture à la concurrence des lignes de train ou de bus, renouvellement de matériel.

 

Mais une des principales difficultés à surmonter est opérationnelle. Un camion permet d’aller directement d’un point d’enlèvement à un point de destination. Un service de comodalité n’effectuera qu’une partie du trajet. Il nécessite alors un transfert de charge pour le premier et le dernier kilomètre par un service routier ou la mise en place de points relais. Mais n’était-ce pas ce que proposait le Sernam pendant des décennies ?

 

Analyser, expérimenter, innover…

Force est de constater que les expériences françaises sont encore rares. La comodalité nécessite de changer la vision du transport, de rompre des frontières entre transport public de personnes et transport de marchandises réputées comme intangibles, de surmonter les obstacles réglementaires. Mais il s’agit surtout de changer la façon de concevoir le transport du dernier kilomètre.

Les enjeux environnementaux justifient une vision différente du dernier kilomètre. Réduire l’impact environnemental des livraisons urbaines ou rurales, ce n’est pas seulement changer la motorisation des véhicules. C’est d’abord réorganiser les flux de marchandises afin d’en optimiser le fonctionnement.

 

La comodalité répond à ces attentes. Mais la diversité des territoires et des modes de transports, comme des filières de livraison, nécessite d’aller plus loin en expérimentant ces nouvelles formes de transport, en analysant ses impacts et en levant les barrières réglementaires et opérationnelles.

C’est là un des importants chantiers de la livraison du dernier kilomètre pour les années à venir.

 

 

*Etude prospective des enjeux de la livraison du dernier kilomètre sous forme mutualisée et collaborative, ainsi que leurs articulations avec le concept d’internet physique, Ministère de la transition écologique – PMP-Laet-Logicités-ELV Mobilités

 

Présentation de l'auteur

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Jérôme Libeskind est expert en logistique urbaine et e-commerce et l'auteur de plusieurs ouvrages sur la logistique urbaine dont « Si la logistique m’était contée », Editions FYP , 2021. Il a créé le bureau d’études Logicités - www.logicites.fr

 

Sources documentaires :

« Si la logistique m’était contée, 12 histoires pour comprendre l’évolution du commerce et de la livraison », éditions FYP, 2021
Parcel and postal technology international, décembre 2022
Etude prospective des enjeux de la livraison du dernier kilomètre sous forme mutualisée et collaborative, ainsi que leurs articulations avec le concept d’internet physique, Ministère de la transition écologique – PMP-LAET-Logicités-ELV Mobilités

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